Les corbonucles se montraient de plus en plus entreprenants, de plus en plus agressifs. La nuée criarde de plumes noires, de becs luminescents et de serres acérées harcelait le petit d'homme abandonné par les siens. D'habitude, les charognards ailés suivaient la route des aérotomiques et disputaient les quelques sacs de déchets jetés pardessus bord aux grandes hyènes tachetées du cœur du désert. Mais aujourd'hui s'offrait à leur convoitise une proie vivante, un enfant humain dont la seule défense consistait à agiter les mains et à pousser des gémissements de détresse. Ils n'avaient pas à redouter les rayons mortels qui jaillissaient parfois des grands glisseurs et qui semaient la mort dans leurs rangs.
Les jambes de Jek pesaient des tonnes. Ses épaules endolories, engourdies, refusaient de lui obéir. Les ailes, les becs et les serres se rapprochaient dangereusement de sa tête, l'effleuraient parfois. Jusqu'alors, il était parvenu à maintenir les corbonucles à distance en effectuant de larges moulinets avec ses bras, mais la fatigue et le découragement se conjuguaient maintenant pour le vider de ses dernières forces, pour l'amener au point de rupture.
Il ne savait pas combien de kilomètres il avait parcourus depuis que les points blancs des aérotomiques avaient disparu à l'horizon. Il avait perdu toute notion de distance et de temps. L'étoupe de brume, qui avait absorbé le disque rougeoyant d'Harès, noyait les environs dans une uniformité grisâtre.
Le petit Anjorien s'était lancé sur les traces des glisseurs en espérant trouver plus loin des reliefs, des grottes, d'éventuels abris, mais le plateau ne proposait aucune autre perspective que sa platitude infinie et figée. De temps à autre, Jek se retournait et tentait d'évaluer sa position par rapport à la barrière magnétique isolante. Mais plus il s'en éloignait et plus il avait l'impression de s'en rapprocher. Une simple illusion d'optique, aurait dit p'a At-Skin en se drapant dans l'importance que confère le savoir. L'image que Jek gardait de ses parents était-elle également une illusion d'optique ? Comme la barrière magnétique, elle grandissait au fur et à mesure que s'amenuisait l'espoir de les revoir.
Une douleur fulgurante lui irradia soudain le dos. Il avait suffi qu'il s'abîme dans ses pensées pendant une poignée de secondes pour qu'un corbonucle se pose sur son épaule et lui arrache un morceau de chair d'un coup de bec puissant et précis. Un flot tiède et poisseux se répandit sous sa chemise et sa veste. Une épée chauffée à blanc le traversa de part en part. Il se mit à claquer des dents, à trembler de tous ses membres. Il lui sembla tout à coup se mouvoir à l'intérieur d'une masse liquide visqueuse et froide.
Des silhouettes, des paysages défilèrent en accéléré sur l'écran de sa mémoire : ses amis du quartier d'Oth-Anjor, les rues et les places de la capitale utigénienne, les puits de descente et les galeries du Terrarium Nord, la face grotesque du vieil Artrarak, les fauves prostrés du parc cynégétique, t on Or-Lil et son grand fusil à gaz, les miradors à pensées, le visage cireux et anonyme d'un missionnaire kreuzien, un petit quarantain englué dans le béton liquide, la chambre-salon de la maison familiale... P'a, m'an... Très grands, aussi grands et lumineux que la barrière magnétique... Curieusement, ils ont retiré leur colancor et ils apparaissent dans toute leur beauté... Le crâne dégarni, émouvant, de p'a, la longue chevelure ondulée de m'an... Un torrent de tendresse coule de leurs yeux... Ils écartent les bras, ils sourient, ils murmurent des phrases incompréhensibles...
Les charognards, surexcités par la vue et l'odeur du sang, se ruent sur leur proie pour la curée. Ils s'agglutinent comme des mouches, se battent avec une férocité inouïe pour occuper les meilleures places. Des serres crissent sur les os crâniens de Jek, des becs de lumière picorent ses bras, ses jambes, ses fesses, son tronc. Le sol se dérobe sous le petit Anjorien, déséquilibré par le poids de ses prédateurs. Il s'affale de tout son long sur l'herbe rase du plateau. Il n'a ni le réflexe ni le courage de se protéger la nuque de ses mains. Une pluie de piqûres, de brûlures, lui grêle le corps. Il perçoit les chocs sourds des becs qui s'abattent sur lui, qui perforent sa chair, qui le décortiquent. Il oscille entre souffrance et inconscience, entre horreur et soulagement. Parfois, les embouts cornés ou les serres dérapent sur un os, sur un nerf. L'onde de douleur qui le transperce alors le rejette sur le rivage de la folie. Il croit entrevoir une bouche de lumière bleue qui le hèle. Les sirènes de l'au-delà fredonnent un chant envoûtant, une supplique doucereuse. Un reste d'instinct de survie le pousse à se rebeller, à refuser l'inéluctable. Huit ans, c'est bien trop jeune pour mourir. Le destin, ce fameux destin qui adore jouer des farces aux humains, s'est montré particulièrement pervers, cruel : il ne lui a pas laissé le temps de croquer la vie à pleines dents... Il ne verra jamais Terra Mater, le berceau des humanités, il ne sera jamais un guerrier du silence, il a failli, il a trahi la mémoire d'Artrarak, le vieux quarantain du Terrarium Nord...
Les cous des corbonucles se faufilent entre ses jambes recroquevillées, sous ses aisselles. Ils lacèrent méthodiquement le fouillis de ses vêtements. Ils visent maintenant le foie, le cœur, les morceaux de prédilection. Un bourdon grave, monocorde, sous-tend le murmure ensorcelant qui s'échappe de la bouche de lumière bleue.
Subitement inquiets, comme avertis d'un invisible danger, les corbonucles suspendent leur dépeçage et relèvent la tête. Les uns restent perchés sur leur proie, le bec dégoulinant de sang, les autres prennent leur envol, poussent des croassements apeurés et se posent quelques mètres plus loin. Le grondement que colportent les rafales de vent retentit comme un signal d'alarme, et le courage n'est pas le point fort des charognards ailés. En général, il suffit à une seule hyène tachetée de glapir et de montrer les crocs pour disperser une bande de plus de mille corbonucles.
Immobiles, aux aguets, ils scrutent attentivement les énigmatiques bancs de brume d'où peut à tout instant surgir le danger. La peur s'avère plus forte que la rapacité. Le grondement s'amplifie, déchire le lourd silence tombé sur le désert. Une tache blanche se découpe sur le fond de grisaille. Les corbonucles sont désormais prévenus que des ondes incendiaires peuvent jaillir à tout moment et les frapper de leur haleine brûlante, synonyme de mort instantanée. Les plus prudents préfèrent renoncer et s'envolent à tire-d'aile en direction de la barrière magnétique. Les autres hésitent, enveloppent leur proie inanimée d'un regard lourd de regrets, donnent des coups de bec nerveux, maladroits, tentent machinalement de prélever un dernier morceau de chair... La forme étincelante grossit démesurément dans leur champ de vision. Une première salve d'ondes sifflantes déclenche un début de panique dans les rangs des retardataires qui s'ébrouent et s'égaillent dans un bruissement d'ailes. Une dizaine d'entre eux, fauchés en vol, tombent comme des pierres et se fracassent durement sur le sol, tout près du petit d'homme qui agonise sur l'herbe du désert.
Jek ouvrit doucement les yeux.
Il était allongé sur une planche recouverte d'un tissu. Il voulut se redresser mais les bandelettes qui lui comprimaient le cou, le torse, les hanches et les jambes lui interdirent tout mouvement. Il sentit de subtils courants d'air sur les rares parties dénudées de son corps. Des pointes vives de douleur lui picoraient la peau, comme si les corbonucles continuaient de le déchirer sous les pansements.
Etait-il mort ? Il ne se souvenait pas d'avoir perdu connaissance. Les croassements, les froissements des plumes noires et les claquements des becs luminescents avaient peu à peu décru, la douleur s'était volatilisée comme par enchantement, et Jek, aérien, serein, s'était dirigé vers la bouche de lumière bleue. En avait-il franchi le seuil ? Probablement... Tout paraissait si étrange en cet endroit. Il se retrouvait à l'intérieur d'un immense cône de verre. De l'autre côté des parois inclinées et transparentes brillaient d'immenses étoiles de toutes les couleurs. Plus loin encore, sur un fond de ciel noir, se découpaient des halos de clarté diffuse.
Du coin de l'œil, Jek décela des mouvements confus derrière les cloisons de verre. Il s'attendit à voir surgir des anges, des démons, des elfides ou encore d'autres entités célestes dont p'a At-Skin aurait oublié de lui parler, mais les faces caricaturales que sculptèrent les lumières colorées n'avaient qu'un lointain rapport avec l'idée qu'il se faisait des habitants des mondes de l'au-delà. Il eut la brusque impression d'être cerné par une meute de rats géants. Il perçut un ronronnement sourd dont les vibrations faisaient trembler la planche de sa couchette. Il s'efforça de maintenir ouvertes ses paupières, de plus en plus lourdes, mais il sombra rapidement dans un sommeil peuplé de cauchemars.
Les rats du désert descendaient à tour de rôle dans la salle d'isolation pour contempler le petit surfaceur endormi. Pour la plupart, c'était la première fois qu'ils avaient le loisir d'observer un humain sain pendant plus de cinq secondes. Ils l'avaient récupéré dans un sale état quelques heures plus tôt. Ces saletés de corbonucles avaient bien failli le transformer en charpie. Le sorcier de bord avait même d'abord cru qu'il ne réussirait pas à le sauver. Il ne s'était pas contenté d'appliquer ses plantes, ses minéraux et ses onguents sur les plaies, aussi profondes que des cratères. Il avait également improvisé un rituel atomique, une cérémonie au cours de laquelle il s'enfermait dans la nef radioactive de bord, dansait avec les atomes et invoquait la puissance de la grande sorcière nucléaire, la messagère d'Harès. L'astre pourpre s'était montré clément : le petit surfaceur, définitivement tiré d'affaire, dormait paisiblement. Les rats du désert, le nez collé sur la paroi du cône isolant, ne se lassaient pas d'admirer le visage délicat et les cheveux soyeux de leur passager. Il arrivait que des humains sains transitent par l'astroport de Glatin-Bat mais ils restaient confinés dans les salles d'embarquement et les populations bêtazoomorphes n'avaient guère le loisir de s'extasier devant la régularité et la finesse de leurs traits.
Les cellules nucléosensibles avaient capté les ultimes vents du crépuscule et l'aérotomique fonçait de toute la puissance de ses moteurs au-dessus du désert profond. Dohon-le-Fil, le quartier-maître du glisseur, voulait impérativement quitter le territoire des hyènes tachetées avant la tombée de la nuit : il leur faudrait bientôt s'arrêter afin de permettre aux cellules nucléosensibles de se refroidir et il jugeait très insuffisant le nombre de ses hommes pour contenir les attaques des féroces prédateurs géants. Les hyènes tachetées n'insistaient pas lorsque la flotte restait groupée, mais elles n'hésitaient pas à assiéger les appareils isolés, immobilisés par une panne ou placés devant l'impérieuse nécessité d'établir un campement de nuit.
Solidement accrochés au bastingage de la proue, Dohon-le-Fil et le sorcier de bord voyaient avec inquiétude l'encre nocturne se déverser sur le désert. Les pans dénoués de leur turban claquaient comme des oriflammes. De brefs éclats de lumière scintillaient de temps à autre dans le lointain.
« Ces saloperies de hyènes ! gronda le quartier-maître. Elles nous suivent ! Pire : elles nous précèdent... »
Il était obligé de hurler pour couvrir le rugissement des moteurs, le grésillement des cellules et le ululement de l'air déplacé par les hélices latérales.
« Inutile d'espérer les semer ! cria le sorcier. Si nous ne jetons pas l'ancre dans moins d'une heure, les cellules risquent de nous claquer entre les doigts ! »
Des étincelles de colère dansèrent dans les petits yeux renfoncés du quartier-maître.
« Godovan est devenu dingue ! D'abord il refuse d'embarquer ce petit surfaceur, et ensuite il nous ordonne de nous dérouter pour venir le repêcher...
On ne traite pas de dingue le trar de son clan ! coupa sèchement le sorcier. Le petit surfaceur s'est mis à courir derrière l'aérotomique de queue, les hommes l'ont entendu crier le nom du viduc Papironda et ont aussitôt prévenu Godovan.
En ce cas, pourquoi a-t-il attendu plus de deux heures avant de prendre sa décision ?
Des problèmes de liaison, peut-être...
Le résultat, c'est que nous sommes dans la merde jusqu'au cou, viduc Papironda ou pas... La vie d'un seul surfaceur vaut-elle le sacrifice d'un équipage complet ?
Godovan a ses raisons et ton équipage n'est pas encore sacrifié, Dohon-le-Fil ! »
La voix du sorcier était devenue dure, coupante. Les poils gris qui lui couvraient le nez, les joues et le menton étaient tellement drus et raides que les déplacements d'air ne les faisaient pas bouger d'un millimètre. Cet inextricable buisson d'épines résultait de ses nombreux séjours dans les nefs radioactives et lui valait le surnom affectueux de « Baisemort », un sobriquet qui s'appliquait autant à la nature piquante de ses baisers qu'à sa fonction de guérisseur. D'une main, il lâcha le bastingage et tapota la crosse de l'ondemort passé dans sa ceinture.
« Les hyènes ne nous ont pas encore mangés. Nous avons de quoi les tenir en respect...
Une heure, deux heures, quatre heures peut-être... Mais les hommes sont crevés, Baisemort. Tôt ou tard, leur vigilance risque de se relâcher. On aurait dû garder quelques quarantains à bord. Ils n'auraient pas été de trop pour... »
Un crissement aigu l'interrompit. Ils relevèrent la tête dans un même mouvement et jetèrent un coup d'œil inquiet sur la grand-voile cellulaire : certains capteurs nucléosensibles, ouverts comme des pétales de fleur, commençaient à se revêtir d'une teinte rouge orangé qui ne présageait rien de bon. Les vents étaient tombés avec l'avènement de la nuit et les cellules, privées d'énergie, surchauffées, risquaient à tout moment d'exploser en une pluie de particules enflammées.
« Nous n'avons plus le choix », dit Baisemort.
Dohon-le-Fil haussa les épaules. A cet instant, s'il l'avait eu en face de lui, le quartier-maître aurait volontiers planté son poignard à courte lame dans le cœur de Godovan, le trar des rats du désert. Il refoula la colère qui lui embrasait les entrailles et, sans relâcher le bastingage, se dirigea vers la cabine de pilotage, une sphère transparente dressée au-dessus de la proue.
Deux minutes plus tard, les ancres stabilisatrices s'extirpèrent de leurs gaines et se déployèrent sous la carène. Une longue vibration secoua l'aérotomique qui finit par s'immobiliser dans un vacarme assourdissant. Les pales des hélices continuèrent de brasser l'air durant quelques minutes, puis un silence épais, hostile, retomba lentement sur le désert.
Les hyènes attaquèrent après que la nuit eut emprisonné le désert dans les replis de son noir linceul. Aucun des hommes d'équipage, pourtant disposés à intervalles réguliers tout autour du pont, ne les vit approcher. Rusées, patientes, elles accompagnaient les mouvements tournants des projecteurs qui balayaient les environs sans répit. Elles progressaient dans les recoins de ténèbres, la tête baissée, les paupières mi-closes, pour éviter que leurs yeux jaunes ne captent un éclat de lumière et ne trahissent leur présence.
Tendus comme des arcs, les hommes n'avaient pratiquement pas touché aux repas froids que Baisemort, dispensé de garde, s'était chargé de distribuer. La peur leur nouait les tripes. Même lorsque la flotte était au complet, la perspective de passer une nuit entière sur le territoire des hyènes tachetées leur flanquait une frousse carabinée. Des légendes toutes plus effrayantes les unes que les autres couraient sur le compte des grandes prédatrices du désert nucléaire. Les populations de la zone contaminée les assimilaient à des démons à forme animale, à des esprits du mal engendrés par les trente Furies célestes. Certains juraient les avoir vues cracher les flammes de l'enfer, d'autres affirmaient que leurs excréments luisaient comme des braises incandescentes, d'autres enfin que leur urine avait la consistance de la lave en fusion...
Les index des hommes jouaient nerveusement sur les détentes des ondemorts. Le moindre frôlement, le moindre soupir, le moindre souffle prenait une résonance effrayante dans l'oppressant silence nocturne.
Une forme sombre surgit soudain dans le faisceau d'un projecteur, à quelques mètres à peine de la poupe du glisseur.
« Bordel, elles sont là ! » hurla un homme.
Les ondemorts vomirent des lignes étincelantes qui manquèrent leur cible et enflammèrent des touffes d'herbe sèche. La hyène s'arracha du sol dans un bond fantastique et s'engouffra sous la carène. Ses griffes et ses crocs crissèrent sur une ancre métallique.
« Au lieu de chier dans vos frocs, appliquez-vous à viser ! » glapit Dohon-le-Fil, debout sur le pont en compagnie de Baisemort.
L'air furibond, le quartier-maître se tourna vers le sorcier.
« Qu'est-ce que tu fous là ? Tu serais plus utile dans la nef radioactive. C'est le moment ou jamais d'inviter les atomes à danser et d'invoquer l'aide de la sorcière nucléaire ! »
Baisemort écarta les bras en signe d'impuissance. Un sourire navré s'esquissa sous la broussaille de ses poils.
« Un seul rituel par jour, c'est la règle des sorciers...
— Ce maudit surfaceur nous aura tout pris, gronda Dohon-le-Fil. Il nous a même volé l'affection de notre mère céleste !
— Une mère céleste ne fait pas de distinction entre ses enfants... »
La hyène qui avait forcé le passage n'était qu'un éclaireur, un individu chargé de jauger la puissance de feu de l'aérotomique. Le reste de la meute savait désormais à quoi s'en tenir. Les humains ne disposaient apparemment pas de ces petites billes de métal qui projetaient de sournois éclats meurtriers en touchant le sol. Les lignes brillantes et droites, assez faciles à esquiver, étaient les seules ripostes à la provocation de l'éclaireur.
Les hyènes changèrent alors de tactique. Retardant le plus possible le moment où les projecteurs les capturaient dans leurs faisceaux, elles jaillirent de l'obscurité et se lancèrent à l'assaut du glisseur par vagues successives de quatre ou cinq. Bien que mesurant plus d'un mètre cinquante au garrot et pesant plus de quatre cents kilos, elles faisaient preuve d'une vivacité et d'une agilité remarquables. Elles sautaient, louvoyaient, effectuaient de brusques volte-face, se faufilaient entre les rayons scintillants des ondemorts, puis, comme prévenues par un mystérieux signal, les unes s'en retournaient s'abriter dans le sein des ténèbres pendant que les autres tentaient de rejoindre l'éclaireur isolé sous le fuselage du glisseur.
Les rats du désert appuyaient sans discontinuer sur la détente de leurs armes. Une âcre odeur de viande brûlée et de sang se répandit dans la nuit. Mais les cadavres éventrés ou décapités qui jonchèrent bientôt l'herbe rase du plateau désertique ne dissuadèrent pas les prédatrices de revenir à la charge, toujours par groupes de quatre ou cinq. Elles savaient que la résistance des défenseurs finirait par s'émousser, que tôt ou tard se présenterait l'opportunité de prendre appui sur le rebord supérieur de la coque et de franchir, dans un ultime effort, l'obstacle représenté par les trois barres horizontales du bastingage. Une dizaine d'entre elles étaient parvenues à traverser sans dommage le barrage de feu et à s'abriter sous la carène. Immobiles, dressées sur leurs pattes, les babines retroussées, elles attendaient patiemment que les humains, accaparés par les incessantes manœuvres de diversion de leurs congénères, aient oublié leur présence.
Une mâchoire puissante émergea tout à coup au-dessus de l'arête de la coque, se glissa sous la barre inférieure du bastingage et happa le bras d'un homme qui lâcha son ondemort en poussant un hurlement de douleur et d'effroi.
L'aérotomique ne dut qu'aux réflexes conjugués de Dohon-le-Fil et de Baisemort de rester inviolé. Le quartier-maître lâcha une rafale d'ondes en direction de la hyène tandis que le sorcier se précipitait vers l'homme d'équipage pour lui porter secours. La hyène, touchée au défaut de l'épaule, desserra les mâchoires et laissa échapper le poignet de sa proie, déchiqueté jusqu'à l'os. Baisemort tira le blessé vers le milieu du pont, se pencha sur lui, l'ausculta brièvement et, sans perdre une seconde, sortit un tube de la poche intérieure de son uniforme.
« Prends sa place ! hurla-t-il à Dohon-le-Fil. Si je n'enraye pas rapidement l'hémorragie, il n'a aucune chance de s'en tirer... »
Le quartier-maître n'avait pas attendu le conseil de Baisemort pour colmater la brèche. Tapi près du bastingage, il scruta la nuit et repéra plusieurs silhouettes tachetées, tellement proches de l'aérotomique que la lumière des projecteurs ne faisait qu'effleurer les crêtes hérissées de leurs échines. Elles avaient instantanément mis à profit les quelques secondes de flottement qui avaient suivi l'attaque audacieuse de leur congénère pour passer à l'offensive.
Dohon-le-Fil saisit l'ondemort de son équipier mutilé, en posa le canon à côté de sa propre arme sur la barre inférieure du bastingage et pressa simultanément les deux détentes. Une pluie de rayons étincelants s'abattit sur les hyènes qui se dispersèrent en poussant des ricanements sinistres.
D'un revers de manche, le quartier-maître écrasa les épaisses gouttes de sueur qui lui perlaient sur le front. Il leur faudrait tenir jusqu'à l'aube, jusqu'au moment où les vents radioactifs, ranimés par l'apparition d'Harès, rechargeraient en énergie les cellules nucléosensibles. Une vingtaine d'hommes contre une meute enragée de plusieurs centaines de hyènes... Un combat inégal, perdu d'avance... Dohon-le-Fil secoua la nuque, autant pour chasser le découragement qui le gagnait que pour se débarrasser des lambeaux de fatigue qui s'accrochaient à lui. Il embrassa du regard le large pont de l'aérotomique, enveloppé d'une épaisse fumée blanche. Les canons des armes crachaient inlassablement leurs ondes à haute densité. Le quartier-maître remarqua que ses hommes, allongés ou accroupis, reculaient, cédaient inexorablement du terrain. La tactique de harcèlement des hyènes commençait à porter ses fruits. Une nouvelle pensée de haine à l'encontre de Godovan traversa Dohon-le-Fil, puis il se campa sur ses jambes, cala résolument les crosses des deux ondemorts contre son ventre et s'apprêta à vendre chèrement sa peau.
Les coups sourds et répétés qui ébranlaient la coque réveillèrent Jek. Une quinzaine de secondes lui furent nécessaires pour se souvenir que les corbonucles l'avaient expédié dans les mondes de l'au-delà, des mondes peuplés d'entités célestes qui ressemblaient étrangement à des rats. Puis il se rendit compte que le cône de verre à l'intérieur duquel il était allongé était plongé dans une obscurité insondable et il craignit que les saints kreuziens du Jugement dernier, ce jugement dernier qui terrorisait tant p'a et m'an, ne l'aient condamné à errer dans le vide infernal pour l'éternité. Des rires démoniaques transpercèrent les parois de verre comme pour confirmer cette abominable sentence. Jek en déduisit que les rats étaient des créatures monstrueuses chargées de le harceler jusqu'à la fin des temps. Glacé jusqu'aux os, il regretta amèrement de ne pas avoir accompagné ses parents aux offices du temple kreuzien. P'a At-Skin avait eu raison, comme toujours.
Il entendit soudain des crépitements, des grattements, des crissements, des hurlements... Il eut l'impression que des cohortes de démons se livraient une bataille acharnée tout autour de lui. Un réflexe instinctif l'entraîna d'abord à refermer les yeux, puis, sa curiosité reprenant le dessus, il entrouvrit timidement les paupières et explora du regard les ténèbres environnantes. Il s'accoutuma progressivement à l'obscurité, discerna, au-delà du cône, les formes figées de banquettes d'escaliers, de cloisons, de caissons et de cordes enroulées. Il s'aperçut que ce qu'il avait pris pour des astres lors de son premier réveil n'étaient rien d'autre que des projecteurs désormais éteints et des hublots occultés par des volets métalliques. Le vide infernal des kreuziens présentait de curieuses similitudes avec l'intérieur de l'antique bateau à voile que p'a l'avait emmené visiter au musée de la mer de Zougas.
Les ricanements effrayants s'achevaient parfois en râles prolongés ou en cris de fureur. Le petit Anjorien eut l'impression qu'on courait dans tous les sens au-dessus de sa tête. Aux bruits de pas précipités qui faisaient vibrer les parois de verre du cône succédaient des craquements, des frottements, des grincements, un peu comme ceux que produisent les chatrats dans les greniers des vieilles maisons.
Tout à coup, le voile de brume qui ensevelissait l'esprit de Jek se déchira et tous les éléments de l'improbable puzzle se remirent en place. Il n'avait pas franchi le seuil de la porte de lumière bleue, il n'errait pas dans le vide infernal promis aux incroyants, il n'avait pas quitté les mondes de l'en-bas et les rats n'étaient pas des diables tourmenteurs, mais des hommes du clan des rats du désert qui avaient fait demi-tour pour venir le rechercher. Il se trouvait tout simplement à l'intérieur d'un aérotomique. Outre son aspect rassurant, cette nouvelle perspective avait l'avantage de fournir une explication plausible aux bandelettes qui lui enserraient le corps : on ne soigne pas un être qu'on est chargé de persécuter jusqu'à la fin des temps... Jek estima que le fait d'avoir prononcé le nom du viduc Papironda avait un lien avec le revirement d'attitude des rats du désert. Artrarak, en vieux sage, ne lui avait pas soufflé ce nom par hasard : il résonnait comme une clé qui ouvrait toutes les portes. Restait maintenant à savoir contre qui se battaient ses sauveteurs. A en juger par les vociférations, les grognements, les chocs et l'incessant crépitement des armes, le combat faisait rage là-haut.
Jek demeura un moment écartelé entre sa curiosité et sa peur. Il n'avait connu aucun répit depuis qu'il s'était enfui de la maison familiale d'Anjor, mais ni le gazage et le comblement des puits du Terrarium Nord, ni la longue marche dans la galerie d'évacuation, ni l'agressivité des quarantains rescapés, ni la rapacité des corbonucles n'étaient venus à bout de lui. Quelqu'un, peut-être le fantôme du vieil Artrarak, peut-être même Naia Phykit ou encore Sri Lumpa, semblait veiller sur lui et écarter l'un après l'autre les obstacles qui se dressaient sur sa route. Cette constatation souffla sa frayeur comme les vents des hauteurs balayaient les miasmes de la cité d'Anjor.
Convaincu d'être protégé par une armure d'invincibilité, par un enchantement qui maintenait la mort à distance, il dénoua fébrilement les bandelettes qui l'entravaient. Il dut en arracher certaines, collées au sang coagulé et à une substance visqueuse étalée sur les plaies. Il serra les dents pour lutter contre la sensation de vertige. Ses blessures, harpies brutalement réveillées, l'élancèrent et déclenchèrent en lui un début de nausée. La coque de l'aérotomique roulait maintenant d'un côté sur l'autre, comme prise dans une violente tempête. De longs gémissements ajoutaient leur note lugubre au vacarme extérieur, qui s'amplifiait de seconde en seconde.
La fraîcheur de la nuit saisit Jek, entièrement nu. Certaines de ses blessures se remirent à saigner. Il se leva et se dirigea à tâtons vers l'une des parois de verre. A chacun de ses mouvements, il avait l'impression que des lames aiguisées s'enfonçaient dans ses lésions, incisaient profondément ses chairs. Plusieurs minutes lui furent nécessaires pour découvrir le sas du cône, une trappe verticale montée sur deux gonds, dépourvue de poignée et entourée d'un joint étanche souple. La franchir s'avéra une entreprise malaisée, car il lui fallait en même temps relever le lourd battant de verre et se faufiler pratiquement accroupi dans l'étroite ouverture. Il y parvint après trois tentatives infructueuses, lorsqu'il eut l'idée d'engager l'épaule pour entrebâiller la trappe, d'avancer en s'arc-boutant sur ses jambes fléchies, puis de plonger droit devant lui avant que le vantail ne retombe et ne le happe comme une bouche vorace. Sa roulade sur le plancher lui soutira des grimaces et des larmes. Il crut d'abord qu'il s'était brisé les vertèbres. La douleur, omniprésente, virulente, le paralysait, le clouait sur le métal lisse et froid.
Un escalier donnait sur un large carré de ciel étoilé, traversé de temps à autre par des ombres fugitives, des éclats phosphorescents et des lignes étincelantes. D'amples secousses agitaient l'aérotomique. Perçu de l'extérieur du cône, le tumulte prenait une résonance nettement plus inquiétante. Aux éclats de voix et aux râles des rats du désert se mêlaient des rugissements féroces, inhumains. L'odeur suffocante qui envahissait la cale lui rappela la puanteur qui rôdait dans les allées du parc cynégétique d'Anjor.
Jek devina que la bataille opposait les rats du désert à une horde de bêtes sauvages, et, comme ces fauves-là n'étaient ni réservés ni anesthésiés, contrairement à ceux qui se prélassaient devant les lance-cartouches des riches Anjoriens, il fut traversé par une envie pressante de retourner se réfugier à l'intérieur du cône de verre. Mais il combattit aussitôt sa veulerie, qu'il jugea incompatible avec son tout nouveau statut de créature invincible. Frissonnant, il se releva et, bien que la fraîcheur nocturne ne fût pas la seule responsable du tremblement de ses membres, il croisa les bras sur sa poitrine pour récupérer un peu de sa chaleur corporelle. Puis il gravit avec circonspection les premières marches de l'escalier métallique.
Six rats du désert, la gorge broyée, jonchaient le plancher du pont supérieur. Contrairement à d'autres prédateurs, les hyènes, disciplinées, ne se disputaient pas les cadavres mais se répartissaient les tâches : l'une se chargeait d'égorger les proies blessées tandis que les autres venaient prêter main-forte aux assaillantes qui continuaient de harceler les défenseurs rassemblés au centre du pont. Ce n'est qu'à l'issue du combat que la femelle dominante, la matriarche de la horde, procéderait à un partage équitable. Une trentaine d'entre elles avaient sauté pardessus le bastingage et avaient investi le pont supérieur. A coups de dents et de griffes, elles avaient d'abord déchiqueté les câbles d'énergie magnétique des projecteurs. Elles n'ignoraient pas que les hommes, contrairement à elles, avaient besoin de la lumière artificielle pour voir dans l'obscurité. De somptueuses gerbes d'étincelles avaient embrasé la nuit, puis l'aérotomique avait été plongé dans des ténèbres opaques, fuligineuses.
Les membres de l'équipage, regroupés autour de Dohon-le-Fil et de Baisemort, tentaient de regagner la percée carrée qui s'ouvrait sur la cale. Les ondes maintenaient encore les hyènes à distance, mais les armes chauffaient tellement qu'elles leur brûlaient les mains. De plus, les réserves d'énergie diminuaient rapidement. Le quartier-maître avait aboyé l'ordre de repli général vers le cône isolant. Il ne savait pas si les parois de verre plombé seraient en mesure de résister à la poussée des hyènes, ni même si les prédatrices leur laisseraient le temps de se glisser par l'étroit sas d'ouverture, mais il n'entrevoyait aucune autre solution.
« Saloperies de bestioles ! siffla Dohon-le-Fil. Elles sont en train de nous couper le chemin de la cale ! »
Elles avaient en effet compris que les hommes tentaient de se réfugier dans le ventre de l'aérotomique et elles effectuaient d'amples mouvements tournants pour venir se masser devant la percée carrée. Là, elles sautaient sur place ou se jetaient sur le côté pour esquiver les rayons brillants des ondemorts et se lançaient à l'attaque dès que se présentait un court moment de répit. Leurs énormes mâchoires claquaient à quelques centimètres des jambes de leurs proies. Elles faisaient preuve d'une telle vélocité, d'une telle promptitude qu'il était pratiquement impossible de les coucher en joue. Leurs yeux jaunes et luisants, seuls points de repère fiables dans la nuit, fusaient comme des étoiles filantes aux trajectoires folles. Le plus souvent, les rayons s'écrasaient sur le plancher métallique ou se perdaient dans les ténèbres.
« Il en vient d'autres ! » gémit une voix.
Elles affluaient de toutes parts. Certaines de l'issue de la bataille, elles ne cherchaient plus à se dissimuler. Il y avait de l'allégresse dans leurs bonds et leurs hurlements. Le désert nucléaire n'offrait que peu d'occasions de se réjouir. Le gibier s'y faisait de plus en plus rare et elles en étaient parfois réduites à manger les individus blessés de la horde, ou même, lorsque la faim devenait trop forte, à dévorer leurs petits.
Subitement, les hyènes qui bloquaient le chemin de la cale perçurent une présence derrière elles. Elles crurent d'abord que d'autres humains, cachés dans le ventre de l'appareil, les prenaient à revers et elles se bousculèrent mutuellement pour s'écarter de la ligne de tir. Passée cette première réaction de panique, elles se retournèrent, libérèrent des grondements assourdis et, fléchies sur leurs pattes arrière, s'apprêtèrent à affronter ces nouveaux adversaires.
Lorsqu'il émergea de la percée, Jek aperçut des taches jaunes et menaçantes à moins de deux mètres de lui. Il se rendit compte que ces éclats flamboyants appartenaient à de gigantesques formes tapies dans les ténèbres. Au second plan, il distingua des ombres agitées, grondantes, des rayons scintillants qui dessinaient de furtifs jeux de lumière sur le pont et qui trouaient les paresseuses volutes de fumée blanche. La brise nocturne colportait des odeurs fortes d'air surchauffé, de viande carbonisée et de sang.
A cet instant, la frayeur déserta définitivement le petit Anjorien. C'est sans la moindre appréhension qu'il gravit les marches supérieures de l'escalier, qu'il posa le pied sur le pont et qu'il s'avança vers les hyènes. Il contempla leurs oreilles pointues, leurs museaux allongés, leurs longs crocs acérés, leur large poitrail, leurs pattes puissantes, leurs fourrures brunes parsemées de taches claires. Elles continuèrent de grogner en sourdine mais elles n'attaquèrent pas. Elles bâillèrent, étirèrent leur grand corps, allongèrent les pattes antérieures et courbèrent la nuque comme pour s'incliner devant le petit d'homme qui venait de faire son apparition sur le pont.
« Qu'est-ce qu'elles mijotent encore ? » murmura Dohon-le-Fil.
L'une après l'autre, les hyènes se détournaient du groupe des rats du désert et convergeaient vers la percée de la cale. Le quartier-maître crut d'abord qu'elles échafaudaient une nouvelle stratégie, qu'elles se regroupaient dans un même endroit pour lancer une contre-attaque massive, définitive, mais il se rendit rapidement compte que leur comportement avait quelque chose d'anormal. Elles semblaient avoir abandonné toute agressivité, elles marchaient d'un pas paisible, la tête baissée, signe chez elles de soumission, elles se rassemblaient devant l'ouverture carrée où elles s'allongeaient flanc contre flanc, pattes contre pattes, queue contre queue. Leur soudain renoncement déconcerta Dohon-le-Fil : les hyènes tachetées, capables de soutenir un siège de plusieurs jours, n'avaient pas pour habitude de tourner le dos à des adversaires armés, encore moins d'abandonner la partie. Les hommes d'équipage, exténués, aussi éberlués que leur chef, oublièrent de presser la détente de leurs armes. Ils se contentèrent d'accompagner du regard les silhouettes furtives et grises, parfois aussi hautes qu'eux, qui passaient à proximité et qui se fondaient dans la nuit comme des ombres. Un silence sépulcral ensevelit 1 aérotomique.
Le quartier-maître fut le premier à reprendre ses esprits. Quelles que fussent les raisons de leur singulière attitude, les hyènes constituaient dorénavant des cibles fixes, faciles à viser. Une opportunité qu'il ne fallait surtout pas manquer.
« Qu'est-ce que vous attendez ? Qu'elles vous bouffent les couilles ? »
La voix grave du quartier-maître sortit les hommes de leur léthargie. Ils levèrent les canons de leurs ondemorts et les braquèrent en direction des formes pétrifiées.
« Feu ! cria Dohon-le-Fil.
— Non ! » hurla Baisemort.
Le sorcier saisit le canon de l'arme du quartier-maître et le pointa brutalement vers le bas. L'onde frappa le plancher métallique sur lequel elle abandonna une étroite cavité aux bords crénelés et fumants. Les hommes, interloqués, suspendirent leur geste.
« Qu'est-ce qui te prend ? » glapit Dohon-le-Fil, fou de rage.
Le bras tendu et puissant de Baisemort l'empêchait de relever son ondemort.
« Je tue le premier qui remue le petit doigt ! » fit le sorcier d'une voix tranchante.
Les yeux exorbités de Baisemort lançaient des éclairs. Les piquants hérissés de sa barbe semblaient eux-mêmes chargés d'énergie électrique, maléfique. Lorsqu'un sorcier de bord était dans cet état, un état proche de la transe atomique, les rats du désert ne s'avisaient pas de transgresser ses ordres. Cela valait également pour les quartiers-maîtres et le trar Godovan. Dohon-le-Fil jugea donc préférable de ne pas insister. Toutefois, si d'aventure Baisemort se trompait, il se promit fermement de lui plonger son poignard dans la gorge. Ce serait son dernier acte d'homme vivant et libre.
L'haleine tiède des hyènes effleurait la peau nue de Jek. Couchées devant lui, elles occupaient un bon tiers de la surface du pont. Aucune trace de férocité ne subsistait dans leurs yeux jaunes grands ouverts. Seuls les gémissements plaintifs qui fleurissaient dans le sillage de leur souffle précipité troublaient la paix nocturne.
Jek s'avança d'un pas. Elles ne bougèrent pas. Bien que couchées, elles paraissaient encore immenses, beaucoup plus grandes en tout cas que les fauves importés du parc cynégétique d'Anjor. Elles ressemblaient à des chienlions, la crinière en moins et les taches en sus. Leurs griffes mesuraient plus de trente centimètres de long et il leur aurait suffi d'un seul coup de patte pour le décapiter. Il allongea lentement le bras. La hyène la plus proche tendit le cou. Il craignit que la terrible mâchoire ne lui broie la main, mais le museau vint se nicher délicatement sous sa paume. Il s'accroupit pour lui caresser le front, le poitrail, la cuisse, le flanc. Ses doigts perçurent nettement les battements impétueux de son cœur, escaladèrent des boursouflures de chair, stigmates des combats qu'elle avait dû livrer, les côtes saillantes, les cratères creusés par les parasites, les mamelles gonflées de lait, les tétines à la fois souples et dures... La peau de la hyène lui racontait la lutte pour la survie, la faim, la chasse, la reproduction... Un raccourci saisissant de l'existence des prédatrices du désert nucléaire. Elles avaient assiégé l'aérotomique parce que la nécessité les y avait poussées, parce que les petits, restés en arrière sous la surveillance des plus âgées, criaient famine, parce que le gibier avait été décimé par les vents nucléaires et les humains de la zone contaminée. Des larmes montèrent aux yeux de Jek. Il entoura de ses bras le cou de la hyène et se blottit contre elle. De la pointe de la langue elle lui lécha délicatement les épaules et le cou. Jamais il n'avait éprouvé un tel sentiment de chaleur, de sécurité, de tendresse.
Un cri aigu, prolongé, déchira le silence. La hyène secoua la tête et se détacha des bras de Jek avec une douceur infinie. Puis elle se releva, enjamba ses sœurs de horde et se dirigea en trottinant vers l'un des cadavres des hommes d'équipage. De ses pattes antérieures et du museau, elle le poussa sous la barre inférieure du bastingage et le fit basculer dans le vide. Plusieurs de ses congénères procédèrent de la même façon avec les cinq cadavres restants. Jek n'essaya pas de les en dissuader. Il lui paraissait juste qu'elles recueillent les fruits de leur chasse, une chasse qui aurait été plus productive si elles n'avaient pas décidé d'épargner les survivants.
L'une après l'autre, elles prirent leur élan, bondirent pardessus le bastingage et s'évanouirent dans les ténèbres. Jek se rapprocha du bastingage. Il distingua alors des dizaines de silhouettes sombres qui s'éloignaient à vive allure vers le cœur du désert. Deux yeux jaunes perforaient l'obscurité et le fixaient avec insistance. Il comprit qu'ils appartenaient à la femelle dominante, à la matriarche du clan. Elle l'enveloppa d'un long regard, à la fois affectueux et triste, puis, après avoir poussé un hurlement déchirant, elle s'élança sur les traces de la horde.
Malgré leur fatigue, les rats du désert ne dormirent pas. Ils réparèrent les câbles d'énergie magnétique, mais, comme si la nuit noire était désormais devenue la plus sûre de leurs alliés, ils ne rallumèrent pas les projecteurs. Ils restèrent sur le pont, accoudés au bastingage, le regard perdu dans les étoiles, mastiquant machinalement leurs rations de viande et de céréales séchées.
Baisemort entraîna le petit surfaceur dans le compartiment des couchettes de la nef, situé dans la cale arrière de l'aérotomique. Le sorcier installa Jek sur une couchette et étala son onguent jaune et odorant sur ses plaies rouvertes. Il jugea inutile de les recouvrir de pansements. Il dénicha dans une caisse métallique un vieil uniforme de cuir noir dont il taillada les bras et les jambes à l'aide d'un couteau. Il fabriqua une ceinture de fortune avec les chutes et s'efforça de confectionner un accoutrement cohérent avec l'ensemble. Lorsqu'il en eut revêtu Jek, il déchira un pan de son propre turban et le noua autour de sa tête.
Baisemort se recula pour admirer son œuvre.
« Te voilà devenu un vrai rat du désert, petit surfaceur ! »
Jek crut deviner qu'il souriait sous sa barbe. Il ne trouvait pas d'autre mot pour décrire le hallier qui mangeait la face de son interlocuteur, dont les yeux et le front étaient les seules parties du visage qu'il pouvait regarder sans avoir l'impression de se crever les yeux.
« Est-ce que tu veux dormir un peu ? » demanda Baisemort.
Jek acquiesça d'un mouvement de tête. Son corps, fourbu, lourd, implorait le repos. Il ferma les yeux. Le murmure enchanteur du sommeil le happa instantanément. Il se rendit vaguement compte que le sorcier étalait une épaisse couverture de laine sur son dos. En revanche, il ne l'entendit pas sortir et refermer la porte. Il plongea dans le cœur d'une spirale descendante au fond de laquelle brillaient deux immenses yeux jaunes et tristes.
Une sensation de brûlure réveilla Jek. La lumière du jour qui entrait à flots par un hublot lui agressait les paupières. Il eut l'impression d'avoir dormi pendant des années. Un ronronnement régulier faisait vibrer les minces cloisons de la cabine. Il étira voluptueusement ses membres encore engourdis. Son estomac se manifesta par des grondements indignés. Il se souvint alors qu'il n'avait rien mangé depuis qu'il avait quitté le terrier du vieil Artrarak.
Il se leva, sortit de la cabine, emprunta un large couloir au fond duquel trônait un étrange globe noir et gravit agilement l'échelle qui donnait sur un orifice de la largeur d'un homme.
Les vents du matin avaient rechargé les cellules en énergie et l'aérotomique volait deux mètres au-dessus de l'océan grisâtre et figé du désert. Les déplacements d'air étaient si puissants que Jek éprouva de sérieuses difficultés à conserver son équilibre. Il dut d'abord poser la main sur son turban qui menaçait de s'envoler, puis franchir à quatre pattes les quelques mètres qui le séparaient du bastingage. Là, il s'accrocha aux barres, se redressa et observa la demi-sphère transparente sur la paroi de laquelle se découpaient la roue directionnelle et la silhouette du pilote.
Lorsqu'ils aperçurent le petit surfaceur, les rats du désert, y compris le pilote, y compris le quartier-maître Dohon-le-Fil, désertèrent leurs postes respectifs, affluèrent de tous les recoins du pont et se pressèrent autour de lui. Ils se tinrent d'abord à distance, comme si une invisible barrière leur interdisait de se rapprocher davantage. Leurs faces zoomorphes, effleurées par les pans flottants de leurs turbans bariolés, étaient empreintes de gravité, de respect. En dépit de leur difformité, Jek les trouva bien plus beaux et nobles que les Anjoriens de surface, engoncés dans leurs colancors et bouffis de suffisance.
Après un long moment d'hésitation, les rats du désert se décidèrent à le toucher, à lui caresser le visage et le cou. Jek n'éprouva aucun dégoût au contact de leurs paumes et de leurs doigts rugueux. Il prit conscience qu'ils ne lui témoignaient pas seulement de la reconnaissance, mais qu'ils ressentaient également le besoin pressant de renouer avec leur lointain passé, avec leurs origines. Bien qu'ils n'aient toujours connu que la zone contaminée et la triste condition de créatures bêtazoomorphes, le fait de flatter la peau soyeuse d'un humain sain réveillait des souvenirs enfouis dans les tréfonds de leur âme. Ils se laissaient bercer par un fleuve de nostalgie qui coulait de l'abîme des âges, gonflé, génération après génération, par la parole des anciens et les berceuses des mères.
Jek vit des larmes silencieuses s'écouler de leurs profondes orbites. Il avait faim, il avait soif, mais il n'osa pas bouger, de peur de rompre l'enchantement de l'instant. Ils l'avaient délivré des charognards ailés et il n'aurait peut-être pas d'autre occasion de leur exprimer sa gratitude.
« Foutez-lui la paix ! »
Le coup de gueule de Baisemort les dispersa comme une volée de corbonucles. Le sorcier s'avança vers le petit Anjorien et lui tendit une gamelle en fer ainsi qu'une gourde de peau.
« Faut les excuser... Ils ne voient pas souvent de surfaceur... Encore moins de surfaceur qui parle aux hyènes tachetées... Alors comme ça, tu connais le viduc Papironda ? »
Jek arracha le couvercle de la gamelle et enfourna dans sa bouche l'une des galettes séchées et salées qu'elle contenait.
« Tu as raison, reprit Baisemort. Tu parleras mieux le ventre plein... De toute façon, peu importe que tu le connaisses ou non, la seule chose qui compte, c'est que la messagère d'Harès te conduise au port qui t'est destiné... Seuls les princes du soleil ont le pouvoir de parler aux hyènes... Les princes ou les fous, et je ne crois pas que tu sois un fou... »
CHAPITRE VI
La loi d'Ethique H.M. : promulguée en l'an 7034 de l'ancien calendrier standard, la loi d'Ethique H.M. visa à réduire le rôle des machines (ou plus exactement de l'intelligence artificielle) dans la vie des humanités. Elle fut votée lors d'une assemblée extraordinaire de tous les responsables des planètes recensées. L'intelligence artificielle connut un essor sans précédent à la fin des années 5000, au milieu de l'ère dite du Phagitaire. Elle connut son apogée au LXVIII' siècle, époque où elle régissait la plupart des mondes. Puis apparurent les premiers prophètes du mouvement de Souveraineté humaine, qui partirent en guerre contre son hégémonie. Deux siècles plus tard, lorsque fut votée la loi d'Ethique H.M., on assista à la plus grande destruction de machines que la civilisation ait jamais connue. Certains gouvernements s'en débarrassèrent en les expédiant dans l'espace. A l'époque, les humains étaient loin d'imaginer les funestes conséquences de leurs actes.
« L'histoire du grand Ang'empire »,
Encyclopédie unimentale